Je souhaiterais lancer des pistes de réflexion parmi les enseignants pour avancer sur la question pédagogique. Plutôt que de lutter pour restaurer une école du passé, il nous faut penser l'école de l'avenir, chose que très peu de gens pensent à faire dans les milieux syndicaux.
1) L'école face à la compétition
L'école semble reproduire les inégalités en dehors. L'idée de l'émancipation par l'école semble très loin de la réalité de nos élèves. Je leur dis souvent des choses comme: "il faut que tu fasses un effort pour que tu puisses avoir des choix plus tard, le monde du travail est difficile". Mais comment faire lorsqu'on connaît les difficultés qu'ils rencontreront plus tard, surtout lorsqu'ils viennent de milieux populaires (ruraux ou urbains)? Et surtout: comment susciter des vocations chez des adolescents qui ont du mal à voir aussi loin? Les travaux de Stéphane Beaud et de Nicolas Renahy montrent bien comment les adultes ont pu être déçus de leur enseignement secondaire qui ne leur a pas permis de s'émanciper.
2) L'évaluation des élèves et la différenciation
Les élèves ont des niveaux de langue, des capacités cognitives et une confiance en soi très variable. Et pourtant, on attend plus ou moins la même chose des élèves. On peut différencier, mais cela reste très difficile à préparer... Est-il possible d'envisager un système qui note l'effort sans que cela porte préjudice aux élèves les plus talentueux? Personnellement, j'aime bien faire des travaux de recherche où les uns et les autres apportent un élément du cours, mais cela reste difficile à organiser et les élèves se trouvent souvent en difficulté face à cette autonomie. Comment faire pour que les uns et les autres fassent des choses différentes mais arrivent aux mêmes finalités (les programmes scolaires)?
3) Gestion de classe et format du travail en classe
C'est la question la plus compliquée à gérer. D'un côté, l'école a toujours été extrêmement répressive (voir le dernier ouvrage de Grégory Chambat) et détruit la créativité des jeunes en leur demandant de faire des tâches de repérage et de répétition. De l'autre, il faut cadrer les élèves en leur proposant des tâches avec des finalités claires, sans quoi ils ont beaucoup de mal à s'y mettre (notamment ceux qui sont le plus en difficulté). Quel équilibre trouver entre les deux? Faut-il privilégier le travail de groupe, plus préparateur au monde social, au risque que certains élèves se reposent trop sur leurs camarades?
4) Sa place dans l'établissement
Et surtout, je me demande comment on peut changer tout ça alors qu'on a été éduqué par cette école ancienne et que le formatage se fait à fur et à mesur entre la fac, le concours, les inspections et le travail en établissement. Comment faire pour oser des pratiques pour lesquelles on a pas de repères (quant à notre capacité à les mettre en oeuvre)? Comment faire pour bousculer les pratiques des collègues souvent réticents aux changements pour de nombreuses raisons différentes? Et ce sans moyens supplémentaires et un programme scolaire à suivre à peu près? J'ai beaucoup de questions et je me réjouis d'écouter vos idées.
Merci pour ces remarques qui à mon avis aussi soulèvent certaines questions:
a) La différenciation: comment différencier sans creuser les inégalités socio-scolaires ? Parce que la différenciation pédagogique peut-être également utilisée dans une logique: faire progresser les "plus faibles" sans empêcher les "meilleurs" de progresser et d'être gêner par les plus faibles...
b) "bousculer les pratiques": de quelles pratiques "bousculantes" on parle: est-ce que c'est de l'innovation pédagogique vide de toute portée critique et tout à fait compatible avec le néolibéralisme ? (comme on en voit dans une bonne frange des milieux pédagogiques) ou s'agit-il de pratiques pédagogiques porteuses d'une portée de critique sociale ?
c) Quant à la critique à la fois du système capitaliste, de l'école traditionnelle et de l'école "néolibérale": les trois se caractèrisent à mon avis par la domination de la raison instrumentale sauf que les formes en ont changé. On assiste à une tension entre une forme qui est celle de l'école bureaucratique héritée du capitalisme industriel et l'école néolibérale. L'une n'est pas préférable à l'autre: mais ce qui est plus problématique c'est quand on tait la critique de l'école traditionnelle au nom de la lutte contre le néolibéralisme, ou que l'on tait la critique du néolibéralisme en pédagogie au nom de la critique de l'école traditionnelle...
Irène
a) A mon avis, tout est une question de temps et d'expérience pour les enseignants. Evidemment que l'école inclusive nous en demande trop par rapport aux moyens mis en oeuvre. Toutefois, il faut trouver un équilibre... On ne peut que faire de la véritable différenciation si on fait faire aux élèves des travaux complémentaires... Je pense qu'il y a tout intérêt à se focaliser sur le travail en autonomie et éviter le cours dialogué/magistral qu'on est bien trop souvent tenté de faire. Les systèmes de binômes sont également intéressants: les meilleurs progressent en expliquant aux plus faibles, qui eux peuvent suivre et se sentir soutenus. Mais cela implique qu'il y ait une véritable mixité (équité entre faibles et meilleurs) ce qui n'est pas toujours évidente.
Comment faciliter la tâche de l'enseignant dans ces circonstances? Pour qu'il puisse se focaliser sur l'ensemble des élèves pendant le cours?
b) L'innovation pédagogique néolibérale apporte certaines pratiques intéressantes: plus de travail en groupe, d'analyse et une plus grande attention aux savoirs-faire et moins sur l'enmagasinement de connaissances abstraites... Toutefois c'est l'objectif recherché qui la distingue d'une pédagogie critique. Est-il envisageable d'utiliser les moyens de l'école néolibérale tout en véhiculant des connaissances critiques (par le choix des documents, du discours tenu, etc.)? (je pense notamment à l'Histoire-Géographie voire à la Philosophie et au Français).
c) Je suis tout à fait d'accord: il faut lutter contre l'école néolibérale et l'école traditionnelle. Existe-t-il des modèles éducatifs qui nous permettent d'avoir des bases pour l'école du futur qu'on souhaiterait construire? Mis à part des initiatives à petite échelle très anciennes, je ne vois pas trop... Personnellement, j'avais un grand espoir avec un syndicalisme révolutionnaire ancré autour des bourses du travail où les parents se formeraient en parallèle et des ateliers / stages permettraient de fonder de nouvelles pratiques pédagogiques avec les moyens que nous avons actuellement. Toutefois, vu la difficulté de mobiliser, le fait que le langage révolutionnaire ne parle pas à la majorité des enseignants et le "manque de temps" des uns et des autres, j'ai des doutes. Des pistes?
Salut,
- Sur les problèmes que la sociologie des inégalités sociales en éducation a mis en avance concernant la différenciation:
http://www.gfen.asso.fr/images/documents/publications/dialogue/dial_155_proc_diff_ineg_scol_rochex.pdf
- L'école néolibérale n'est pas qu'un problème de finalités, mais également de moyens mis en oeuvre et de conceptualisation. Il s'agit de conceptualiser plus rigoureusement la différence entre les deux approches. Parce qu'au coeur de l'école néolibérale, il n'y a pas que des différences de finalités, mais aussi de moyens: efficacité contre respect de la dignité humaine, réification de l'être humain (comparé par exemple à une machine) contre l'affirmation de l'être humain comme sujet.
- Exemple alternatif à l'école traditionnelle et à l'école néolibérale: Les bachillaretos populares en Argentine - (video sous-titre en français): http://perspectivesolidaire.fr/portfolio/bachillerato-popular-las-raices/
Par rapport au débat: méthodes pédagogiques actives et néolibéralisme,
une manière d'y échapper c'est à mon avis comme essayent de le faire certains enseignants en sociologie dans le supérieur, de répertorier les pratiques pédagogiques actives s'appuyant sur des méthodes critiques en sociologie par exemple en faisant pratiquer aux étudiant-e-s des auto-socio-analyse:
https://journals.openedition.org/socio-logos/3286
Donc peut être la meilleure voix pour une didactique émancipatrice, c'est d'adapter à destination des élèves et des étudiants les méthodes pratiquées par les chercheuses et chercheurs de chaque discipline pour objectiver les rapports sociaux de pouvoir, au lieu de reprendre des pratiques génériques qui peuvent être aussi bien promue par les injonction néolibérale à l'innovation pédagogique...
Salut,
Merci pour les réflexions, très stimulante. Quelques début de réponses selon moi :
1) Je pense que pour commencer à contrer cela, il faut favoriser les comportements qui vont contre le capitalisme, notamment la coopération. Tout en n'oubliant pas qu'ils peuvent être récuperer (cf. Boltanski et Chiapello). De plus, il faut avoir en tête qu'on ne peut pas tout régler à l'intérieur de l'école, ce qui signifie que pour lutter contre les inégalités scolaires, il faut militer contre les inégalités (de manière générale) en dehors.
2) L'idée des plans de travail pour gérer l'hétérogénéité (https://www.questionsdeclasses.org/?Le-plan-de-travail-une-des-reponses-possibles-a-l-heterogeneite-pedagogie) me semble intéressante. Favoriser l'entraide entre les plus forts/plus faibles. Cela évite de creuser des inégalités puisque les plus forts ne travaillent pas sur d'autres choses et ne prennent donc pas encore plus d'avance.
J'aime bien aussi faire des travaux de groupe évalués, cela permet à certain.es d'avoir des notes plus élevées que d'habitude en travaillant avec d'autres personnes. Et cela évite aussi l'individualisation constante de nos élèves pour créer des collectifs d'élèves. Ce n'est pas sans poser d'autres problèmes à gérer (qui travaille, comment...etc).
3) Par rapport à ce point, je trouve la pédagogie institutionnelle très intéressante. Créer un sentiment de groupe, d'appartenance et des règles de vie, de manière démocratique, pour gérer le travail et les élèves.
4) Ce sont aussi des questions que je me pose : comment faire pour ne pas se trouver seul dans son établissement à se poser des questions et à essayer d'avoir des pratiques émancipatrices pour nos élèves, mais pour nous aussi. A la dernière réunion Questions de classe(s), une des idées était de se lacner dans un "projet" mettant en oeuvre des pratiques qui se veulent émancipatrices (par exemple une enquête conscientisante à partir du modèle d'enquête socio) et de proposer ce projet à d'autres collègues. Je ne sais plus si c'est Freire ou Shor qui disait cela mais le truc était de chercher les personnes ressources dans son établissement, c'est-à-dire avec lesquelles on pourrait travailler et se questionner de cette manière. Je pense aussi à ce que Jacqueline a essayé de faire avec la question du conseil de classe (https://www.questionsdeclasses.org/?Depasser-la-vacuite-des-conseils-de-classe), faire des enquêtes/questionnaires avec ses collègues (ça rappelle ce que proposait entre autre Marx avec l'enquête ouvrière : http://la-trouvaille.org/redecouvrir-lenquete-ouvriere/ ou https://www.marxists.org/francais/marx/works/1880/04/enquete.htm)
Par rapport aux bases de l'école du futur, je pense qu'elles existent et sont nombreuses (je pense aux différentes pédagogies, Freinet, Institutionnelle, aux établissements autogérés en France et ailleurs, ou encore à l'éducation populaire).
Erwin
Par rapport au texte auquel tu fais référence Erwin, c'est Freire, il me semble, dans le texte suivant:
https://iresmo.jimdo.com/2019/04/24/comment-construire-un-collectif-de-p%C3%A9dagogies-critiques-radicales-la-r%C3%A9ponse-de-paulo-freire/
Concernant ce que tu dis en pratique sur la coopération et l'entr'aide, je suis d'accord.
Paulo Freire d'ailleurs considère que la coopération est une des composantes d'une pédagogie dialogique.
Néanmoins, je suis plus nuancée quant à penser que la coopération va fondamentalement contre le capitalisme. Il y a des formes de capitalisme qui s'appuient sur la coopération, comme le capitalisme japonais qui s'est appuyé idéologiquement sur l'idée de coopération (et non d'individualisme):
https://fr.wikipedia.org/wiki/Harmonie_industrielle
De même, le fascisme a pu mettre en avant l'idée d'une société basée sur la coopération plutôt que sur l'individualisme.
Développer la coopération ou au contraire l'individualité me semble tout aussi important l'un que l'autre.
Savoir défendre une idée personnelle face à un groupe de personnes alors que l'on est seul à le penser, savoir se dissocier d'un groupe qui agit d'une manière qui va contre notre conscience morale, demande beaucoup de force morale ( L'expérience sur le conformisme social de Asch permet de comprendre pourquoi d'ailleurs: https://www.youtube.com/watch?v=voTxhO1Qck4 )
Il me semble au fond que ce qui est vraiment plus problématique c'est la compétition...
Irène
Bonjour,
Sur le conformisme voir aussi le "Milgram experiment" et le "Stanford Prison experiment".
Oui la compétition est un grand problème puisqu'elle confond trop souvent dépassement de soi (qui n'est pas toujours anodin d'ailleurs)avec écrasement des autres et qu'elle sert à justifier les inégalités à travers la soi-disante méritocratie.
Erwin a raison de rappeler qu'il faut trouver des alliés au sein de son propre établissement ou de sa ville. Connaissez-vous des collègues à Nice ?
Emilie
Salut,
Essaie d'aller voir l'ICEM s'il y en a un, ou le GFEN, on peut en général y trouver des allié.es. Sinon dans certains syndicats c'est le cas aussi.
Erwin